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Transport Aérien

Spirit Aerosystems : Plus qu’une affaire de trous mal percés pour Boeing !

Published by
Louis Kulicka

En août 2023, Boeing a une nouvelle fois défrayé la chronique suite à des problèmes de qualités de fabrication du 737MAX. Cette fois-ci, c’est un fournisseur qui est défaillant. Pas n’importe lequel : Spirit Aerosystems à qui Boeing a vendu son usine de fabrication de sous-ensembles, il y a quelques années. Un choix stratégique guidé par des considérations financières. Un nouvel épisode symptomatique du casse-tête auquel est confronté l’avionneur américain.

Boeing essaye par tous les moyens d’augmenter le rythme des livraisons aux compagnies aériennes, afin d’améliorer ses finances qui en ont le plus grand et le plus urgent besoin. En effet, la majorité du chiffre d’affaires est encaissé par l’avionneur au moment de la livraison de l’avion. La crise dans laquelle se débat Boeing depuis bientôt 5 ans a commencé avec l’interdiction de vol des 737 Max après 2 crash entraînant 346 morts, s’est accélérée avec le Covid. Elle s’est continuée avec la certification par la FAA des Boeing unité par unité, et se prolonge désormais avec les derniers avatars en date : quand ce n’est pas la dérive qui ne s’ajuste pas au fuselage, ce sont les morceaux d’un même fuselage qui ne s’assemblent pas correctement entre eux, car les trous pour l’assemblage ne sont pas faits au bon endroit…

Le mauvais sort s’acharnerait-il sur Boeing ? Là encore, tout cela n’a rien de mystérieux si l’on se réfère aux décisions prises par Boeing il y a quelques années.

L’externalisation, « recette miracle »… des années 2000

Boeing produisait l’ensemble des éléments de ses avions, et notamment les fuselages, dans l’usine historique de Wichita depuis son rachat en 1929 de l’entreprise Stearman. En 2005, Boeing dirigée alors par Harry Stonecypher venu de McDonnell-Douglas, suite à la fusion avec Boeing, cède sa division de Wichita à un fonds d’investissement canadien. Cela marque en quelque sorte le début de la « mue » de Boeing. 

Après le rachat de la division aérostructures de BAE Systèms, Spirit devient le fournisseur de Boeing pour les fuselages pour 60% de son chiffre d’affaires en 2022 et d’Airbus pour 22%. Dès ce moment, si Spirit travaille principalement pour Boeing, elle en est largement indépendante d’un point de vue management, son actionnariat étant majoritairement composé de fonds d’investissements.

Cette cession a eu pour conséquence d’apporter à Boeing sur le moment un capital important, en l’échange de quoi il payait à son nouveau fournisseur un prix convenu pour chaque fuselage fourni. Le produit de cette session a servi notamment a alimenter une politique généreuse envers les actionnaires de distribution de dividendes et de rachat d’actions déjà largement évoquée ici.

Spirit dans la tourmente

Selon le dernier avatar, sur le 737 Max, la « cloison de pression » montée à l’arrière du fuselage et qui vient hermétiquement le fermer pour nécessité de pressurisation s’ajuste mal. Les trous d’assemblage des deux parties ne se retrouvent pas en exact vis à vis, et nécessitent un agrandissement ce qui affaiblit les parties concernées (sources : Seattle Times, D. Gates 2 octobre 2023). Ce genre d’histoire avait déjà provoqué l’arrêt des livraisons du 787 pendant presque 2 ans. Dans le cas présent, cela signifie que les fuselages produits doivent être corrigés de ces défauts, ce qui coûte beaucoup, et retarde les livraisons ce qui coûte aussi !

Dans un tel contexte, Spirit s’avère être à la fois une victime de la crise des 737 Max, mais aussi une cause…. Et si Boeing a « plongé », son important fournisseur l’a allègrement accompagné… forcé et contraint. On voit parfaitement ici l’inconvénient pour une entreprise, d’avoir un portefeuille de clients insuffisamment diversifié, mais aussi et par conséquence le caractère un peu artificiel de l’entreprise.

Un impact très fort de la crise sur l’entreprise

Comme l’illustre la fig.1 (ci-dessus), l’impact de la crise a été extrêmement brutal pour Spirit, dont le chiffre d’affaires, en un an a brutalement plongé de 57%, alors que celui de Boeing lui a baissé de 48% sur l’espace de 2 années. Si l’impact de la crise a été retardé d’une année, il a été encore plus redoutable pour le fournisseur de Boeing. Les pertes ont été importantes, 1 957 millions de dollars en 3 ans, alors que bon an mal an, Spirit était bénéficiaire les exerces précédents.

Ces pertes gigantesques ont eu un effet délétère sur la trésorerie qui de 2013  à 2018 se régénérait plus ou moins à un niveau acceptable comme on le voit sur la figure 2 (ci-dessus) pour les flux annuels. l’important flux positif de trésorerie en 2019 est pour bonne partie du à des emprunts réalisés fin 2019 pour faire face aux conséquences de la crise imminente pour Spirit Aérosystems. Le chiffre d’affaire se situait à un excellent niveau cette année là (fig.1), et a contribué au phénomène.

Il faut ajouter cependant, que si Boeing a beaucoup « pêché » par distribution de dividendes, fragilisant sa situation pré-crise, Spirit Aerosystems elle a surtout « pêché » par rachat d’actions : 2 457 millions de dollars d’actions rachetées aux actionnaires entre 2014 et 2019, pour faire monter le cours de l’action (voir fig.4 & 5), permettant ainsi aux bénéficiaires de plans de stock-options de faire de généreuses plus values, ces bénéficiaires étant les dirigeants eux-mêmes : on est jamais mieux servi… On voit parfaitement à partir de 2019 la chute régulière et désormais inquiétante du niveau de trésorerie chaque année. La « bosse de graisse » constituée en 2019 pour la « traversée du désert » pourrait s’avérer rapidement insuffisante… La situation est même tellement tendue que Boeing (dont Spirit n’est même pas la filiale) a dû faire en 2023 une avance de trésorerie à son fournisseur pour un montant de 180 millions de dollars.

L’explosion de l’endettement

Les effets conjugués de ces politiques insensées en faveur des actionnaires et de la crise du 737 Max asséchant la trésorerie de l’entreprise, celle-ci a du comme Boeing recourir massivement à l’endettement.

Comme on le voit sur la fig. 3 (ci-dessus), l’endettement de l’entreprise a explosé, et été multiplié par 3,4 entre 2017 et 2022 ! Les frais financiers eux sur la même période ont été multipliés par 5,8 !! A ce rythme là, Spirit Aerosystems a payé en 2022 244 millions de dollars d’intérêts aux banques, soit 5% de son chiffre d’affaires (6% en 2021). Et ce n’est pas fini : en 2023, compte tenu de l’augmentation constatée sur les 6 premiers mois de l’année, les frais financiers devraient se situer au moins à 300 millions de dollars. Les frais financiers explosent parce que Spirit doit refinancer les prêts arrivés à échéance par d’autres à des taux plus élevés, mais aussi parce que sa situation financière lui donne le profil d’une entreprise à risques, facteur supplémentaire de majoration du taux pratiqué par la banque. Conséquence de cette situation, le PDG de Spirit Tom Gentile a été remercié, et remplacé par un dirigeant intérimaire (Leeham news, 2 octobre 2023).

Dans une impasse stratégique

Cela fait plusieurs années maintenant que les composants fournis par Spirit Aerosystems à Boeing souffrent de graves problèmes de qualité. L’ennui, c’est que Spirit n’est pas une filiale de Boeing, sur laquelle elle aurait un pouvoir de commandement et de maîtrise, à qui elle pourrait imposer des méthodes, des cadres : Boeing a perdu la maîtrise de la construction de ses fuselages au cours des dernières années. Récemment, l’idée a été lancée du rachat de Spirit par Boeing, oui mais avec quels moyens ? Boeing est complètement endettée, et son destin est de rembourser ses dettes pour le moment, son PDG ayant indiqué que Boeing ne lancerait pas de nouvel avion dans les prochaines années. Boeing a perdu sa mobilité stratégique. 

De son côté, l’essence de l’entreprise Spirit est entachée d’un défaut congénital : complètement indépendante de Boeing sur le papier, elle était condamnée dès sa naissance à joindre son sort à celui de Boeing son principal client obligé, avec des marges de manœuvre réduites, pour le meilleur et maintenant pour le pire. Une situation dont il semble bien difficile de sortir désormais.

Boeing a dû sortir la trousse des premiers secours, et mettre Spirit sous perfusion : les avances de trésorerie seront prolongées jusqu’en 2027, les prix de cession des fuselages seront révisés à la hausse (Reuters, 18 octobre 2023). Quant à la Bourse, elle semble en avoir déjà fait son deuil : si Boeing a retrouvé en bourse à peu près 50% de sa plus haute valeur d’avant-crise, et Airbus 100%, l’action Spirit Aerosystems se trouve encore plus bas que le niveau qui était le sien lors du crach boursier : elle est à la vente à l’encan, sa valeur a été divisée par 4 en 6 ans !


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Louis Kulicka

Il a commencé sa carrière aéronautique comme vélivole. Depuis une vingtaine d'années, il est aéromodéliste : il conçoit ses propres planeurs ensuite construits en matériaux composites. Ayant une formation en gestion finance, il réalise pour Aérobuzz des chroniques financières sur les constructeurs aéronautiques.

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  • Très intéressant. Pour les trous je suis sûr qu'il doit être possible de trouver une autre solution que celle de les agrandir, comme une entretoise qui demandera quelques modifs du bouclier, mais cela occasionnera certainement une petite augmentation de la masse de la queue, donc une variation du centrage qu'il faudra compenser sur l'avant.

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