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Tempête sous un casque

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Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! Elle se répéta : « Mais à quel prix ! »
Elle avala le mot « prix ». Après tout, ce n’était pas qu’une guerre avec des enjeux économiques, « il y a d’autres valeurs à défendre !».

Elle déglutit le mot « valeurs ». Le trouble ne passait pas.

Là, sous le casque, le souvenir tourne encore : la nausée, sur le pont. Dans l’ascenseur. Jusqu’à sa cabine.

Effet d’une grossesse qui commence et qui l’importune ? Non, juste le vertige des sens bousculés par l’appontage brutal, le vertige qui cherche à trouver du sens à la mort donnée. Donnée ? « Infligée, plutôt ! ». Imposée, avec un doigt qui se crispe, qui déclenche, à distance. Un coup d’œil sur un écran. La mort, en dessous. Sans entendre ni voir en vrai. Certes, mais sans pouvoir réduire le film intérieur qui hurle entre ses tempes, qui cogne partout dans son crâne. Avec toutes les horreurs que l’on imagine, et qui, probablement, sont réelles.

Là, sous le casque, dans le salon de coiffure du porte-avions, elle ressasse, elle enfonce ses ongles vernis dans les accoudoirs, elle ne veut pas se lever pour aller vomir, elle réussit à dominer son haut-le-cœur. « Haut, le cœur ? » Non, dans les entrailles métalliques du navire, juste un cœur dur et lourd.
Comme pour l’embryon, pour les sentiments, et pour l’appontage, elle s’impose le contrôle.
« Décidément, quand on réfléchit, on fléchit, on faiblit… »

« Remède : on doit trier toutes les pensées, éliminer les toxiques comme les toxines. »

Quel prix ? Mais c’est gratuit, pour eux, pour les professionnels qu’elle dirige, c’est gratuit, ça ressemble presque à un jeu de rôles, à un jeu vidéo sans conséquence létale. C’est même payé par les impôts, « c’est même récompensé, quand on gagne ! ». Elle s’accorde le cynisme, pour échapper à la lucidité qui s’obstine à orienter son malaise.

Les perdants ? On ne doit pas les visualiser. D’ailleurs, ils savaient ce qui les attendait. Ils ont rejoint un paradis ? Ailleurs que sur la planète où elle les a pulvérisés, avec les missiles dont elle a commandé le largage.

Cible verrouillée, destinée formatée, état d’âme maîtrisé, « ne pas s’encombrer de questions, juste des certitudes ! ».

Ne pas y penser ? Impossible. Les satellites ont tout enregistré. Ces visages d’enfants, fouettés par la tempête, ces visages de l’innocence, le nez au ciel… Immortalisés. Dans les fichiers classés secret défense.

Il y aura des pirates, forcément mal intentionnés. Il y aura des fuites. L’un des camps adverses utilisera les images, ça sera sur les écrans. Et, elle… C’est à elle que ses coéquipiers ont obéi : elle, la donneuse de l’ordre ultime, dans l’enchevêtrement des décisions, des responsabilités.

Quand on marchera sur le sable, on frôlera peut-être des surfaces vitrifiées sur lesquelles le soleil formera des mirages. Comme la silice ensanglantée des mortifications, est-ce que la silice garde le souvenir des humains fondus en elle ? Même des enfants ?

Elle se promet de ne jamais faire de tourisme au Moyen-Orient. De ne jamais y emmener son fils. Ni celui à venir.

Elle se promet d’être digne des décorations que l’on va pendre à sa poitrine.

Chef d’escadrille, au féminin. Honorée, une rareté quand il ne s’agit pas d’un plan de communication de l’État pour promouvoir la capacité à réformer, à évoluer, à pratiquer la mixité. Elle se promet d’être sans doute sur les intentions de ses supérieurs.

Une victoire, c’est un bouclier intérieur qui doit la protéger, qui permettra peut-être de rester digne, quand elle répondra aux questions de ses petits. Restera-t-elle loyale à la tradition familiale ? C’est moins sûr.

Elle n’a pas de bombe à larguer pour résoudre un conflit de loyauté.

Dans la poche arrière de son pantalon, écrasée, la lettre de son père constitue un point dur qui l’empêche d’être bien assise dans ses propres certitudes. Et, donc, qui l’oblige à poursuivre le monologue intérieur, en se répondant à elle-même.

« (…) Quand la promotion 75 de l’école de l’Air achevait son voyage de fin d’études en Irak, j’avais photographié quelques merveilles antiques. Et le visage de jeunes autochtones, à qui nous vantions puis vendions nos armements. Et qui sont morts, torturés. Ou ministres, maintenant.
Je me fais docte, pour occulter mon rôle dans les sables moyen-orientaux. « Les Sumériens ont inventé la roue, l’écriture, divisé le temps en minutes, construit d’immenses cités. Ils se sont glissés dans la Genèse, car le jardin d’Éden était source du Tigre et de l’Euphrate. Pour ça, les intégristes détruisent ruines, tablettes d’argile, écriture cunéiforme. Ou font contrebande des œuvres d’art, pour acheter des canons ».
« Papy, le prof d’histoire dit que détruire le passé de la civilisation, c’est un crime. Et laisser mourir des gens sur une chaloupe trop chargée aussi. Il ne dit pas lequel est le pire. Toi, tu sais ? »

D’habitude, quand je garde le môme, je le soustraite à la télévision, le temps de préparer son repas préféré : avocats basilic, frites, viande hachée, yaourts, bananes, c’est rapide, il suffit de ne pas oublier mayonnaise et bidon de sauce américaine rouge et trop grasse, trop sucrée, qui gicle et crache quand on presse. Comme une plaie qui saigne ?

D’habitude, j’évite les images violentes, je l’assois devant les dessins animés candides validés par ses parents.

Mais il a aujourd’hui l’âge de raison. En plus des sept bougies de son gâteau d’anniversaire, j’ai décidé de souffler des mots, des maux. Et de mettre la juste lumière sur mes vieux clichés, dont l’argentique a trahi les couleurs : j’ai porté la casquette à galons dorés, la combinaison anti G et la responsabilité de participer à l’une des tempêtes qui ne cessent pas dans le désert.

Guerres, éléments de sa vie moderne, je n’ai rien fait pour la paix ou pour en optimiser l’héritage : juste lui acheter un téléphone portable qui le branche aux mensonges et aux vérités du monde. Trop tôt ou trop tard ? Je voudrais avoir quarante ans de moins.

(…)

A Salon de Provence, nous pensions que nous serions pilotes, très vite démissionnaires, reconvertis, sur de beaux avions, civils, sillonnant tous les cieux de la planète. Nous étions si naïfs…

Ce soir-là, nous ne nous sommes pas attardés dans ma chambre vide. Nous avons traversé la place d’armes. Le BDE dormait. BDE signifiait « bâtiment des études ». Sur le palier de son escalier central, le bureau était éteint, comme les étoiles du général, commandant de la base qui y siégeait habituellement. Sur ce palier, des vitrines conservaient des médailles, des épaulettes, des photographies en noir et blanc, des casquettes avachies, élimées, des poignards d’apparat et leur passementerie dorée, des insignes oxydés, des livres racornis. « Des bondieuseries patriotiques », disait-il.

Soudain, il a dévié sa course : nous devions faire le mur…. Et il se précipitait vers l’entrée principale de ce BDE. Je l’ai suivi, sans chercher à comprendre. Il était plus sportif que moi. Même bizut, il restait l’aîné.

Étrangement, la porte, vitrée et doublée de motifs en fer forgé, n’était ni gardée, ni verrouillée. Encore une de ses intuitions ?

Sur le marbre, nous avancions à pas feutrés. Il avait lu des phrases de héros, chaque jour, dans les vitrines, en grimpant vers les salles de cours. Des professeurs en uniforme les lui avaient répétées. Certains soirs, lui… et la cohorte nue des bizuts de sa promotion, avaient échoué sur ces marches monumentales pour chanter, sous la contrainte, des paillardes, ou, le plus souvent, des hymnes, en l’honneur des héros.

Quelque part, dans le ventre sombre du bâtiment, il pointa l’index vers la stèle des morts pour la France. Compartimentée par conflits. Il me montrait la liste des disparus à l’entraînement, avant même d’être capitaines.

Sans prévenir, il chanta.

Une rose à la boutonnière, Saint-Exupéry, assis sous un réverbère céleste, en écharpe de soie blanche, a certainement grimacé : une moue, puis un sourire, pour ces paroles humaines…
Sans doute assis sur la pleine lune, au-dessus de la Sainte-Victoire , en spectateur, Boris Vian a bien ri de son accent cantalien, de ses fausses notes. J’en suis sûr, parce que c’était grave, solennel, parce que ça venait du fond de ses tripes : « Monsieur le président, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être, si vous avez le temps, je viens de recevoir mes papiers militaires pour aller à la guerre, avant mercredi soir…Monsieur le président, je ne suis pas sur Terre pour tuer les pauvres gens… »

Personne, avant lui, n’a eu l’insolence folle de chanter l’hymne des déserteurs et des objecteurs de conscience dans le Saint des Saints de cette école.

Après ses derniers mots, le silence a repris sa place, indifférent. Dans la clarté pâle de l’immense porte d’entrée entrebâillée, j’ai deviné que, lui aussi, il pleurait. J’ai murmuré « Viens ! ». Nous nous sommes souri : nos manches de treillis essuyaient d’un mouvement semblable des larmes inavouables (…)

Pourquoi a-t-il laissé cette lettre dans la valise de son petit-fils ? Pour la dissuader, elle, la mère, avec cet écrit terrible, de transmettre la passion aéronautique et le goût de servir l’intérêt commun ? A-t-il eu soudain peur pour le petit à naître ?
Sept ans d’écart, est-ce trop ? A-t-il deviné, le grand-père, qu’un autre garçon grandissait en elle ? A-t-il reculé de quarante ans ? Juste au moment où son frère et lui se sont retrouvés dans le ventre de la grande Muette, piégés ?
« Mon père, le plus jeune, en deuxième année, mon parrain, le plus vieux, en première année, comme il convient quand le second fils veut prouver qu’il est meilleur que l’aîné… »

Cette lettre, elle ne l’a ouverte qu’après l’enterrement : voir les deux prénoms, sur la même pierre tombale, c’était déjà si difficile. Les lettres dorées de Vincent, son parrain, son oncle, trentenaire pulvérisé au siècle dernier, dans son monoplace, étaient presque effacées. Celles de François, brillantes dans ce millénaire presque encore neuf, ne trahissaient rien du cœur malade d’un père retraité. Ni de ses contradictions jamais avouées.

Comment grimper dans l’échelle sociale quand on vit au cul des vaches, dans un fond de vallée qui n’ouvre sur rien ? Comment devenir oiseau, comme dans les livres ? Comment piloter un bolide aérien, noir et blanc, comme il en existe dans le poste de télévision, ou bleu comme dans les rêves ? Comment cracher de la fumée tricolore même au-dessus du volcan endormi ? Comment regarder les prés comme un échiquier lointain, dont ils seraient les Pégase, des chevaux vainqueurs et libres ?

A leur demande, ils étaient enfants de troupe, en internat, avant la puberté. L’éducation, la formation, la promotion : presque gratuites. Ils faisaient la fierté des aïeux, en photos, sur le bahut.
Dès le premier trimestre, Vincent a supplié de revenir au vert tendre de l’herbe de l’estive. Avec François. Revenir en pâture, pour ne pas être transformé. Une indigestion de kaki ? Une overdose de coups de gueule ? Les vieux n’ont pas cédé. « Pour leur bien », répétaient-ils, dans les lettres. Le bien des deux frères, si mal parmi les mâles uniformes.

Les gars rentraient autant de fois qu’il était nécessaire pour porter la gerle pleine de lait tiède au buron, verser la présure, manier le trassadou , presser la caillée, l’émietter, la saler, la mouler, la presser encore. Puis, sous la voûte de lauzes enterrées, pour l’affinage, déplacer les tomes de quarante kilos. Enfin, sur leurs dos, dans les sacs de jute, descendre les fromages à vendre.
Entre les veaux Salers, allongés dans l’herbe de leur enfance prolongée, mais le regard déjà cloué à leur destinée, ils suivaient les couples de Mirages, en mission d’interception, qui traversaient l’espace du couloir aérien, juste au-dessus du volcan.

Ils ne sont plus rentrés, quand ils ont appris à fumer, à ne plus écorcher leurs joues avec le rasoir jetable qu’on fait durer plusieurs mois, pour ne pas trop dépenser.

Ils se sont soutenus, ils se sont soumis, ils se sont promis de ne rien imposer à leurs enfants, s’ils en avaient. Ils ont toujours voté pour ces candidats extrêmes qui démilitarisent, qui pacifient, qui construisent des utopies et qui ne gagnent jamais : ils n’en ont jamais rien dit, bien sûr, mais la lettre posthume de son père le précise.

Ils ont volé, aussi longtemps, aussi souvent qu’ils ont pu. « Voler l’argent public converti en carburant pour voler… », c’est écrit comme ça, sur la dernière page. Qu’importe la mission, le briefing, le débriefing, les mots anglais à gueuler dans le masque, les G négatifs ou positifs des combats aériens, il y a tant de plaisir à voler ! Qu’importe le prix à payer…

« Les geais, qui grimpaient sur les courants ascendants, jusqu’au col de Rombière, les geais qui planaient jusqu’au Puy Mary, qui frôlaient l’Elancèze, rasaient le Griou, et faisaient escale, épuisés, sur le toit du buron, pour chercher des vers dans les bouses et repartir, repus… tu comprends, les geais…autour du buron… Les G… juste pour sentir la gravité, comme les geais…avec des vrilles, des voltiges, des… ça n’a pas de prix… ! »

C’est peut-être cet aveu qui la ravage le plus.

Zola n’a pas imaginé ces gars, issus du prolétariat rural, coincés dans un habit de lumière pour quelques heures intenses, ces gars trahissant leur nature profonde, par loyauté, pour ne pas trop coûter à leurs parents, pour ne pas trahir leurs contrats de travail et leurs serments d’officiers.
Elle, elle a simplement suivi le processus de reproduction. Avec, en plus, la hargne d’une femme cernée d’hommes, une femme qui doit faire ses preuves. Et taire ses doutes, plus que quiconque. Par loyauté ?

Voilà, elle a maintenant une nouvelle tête, à la chevelure teinte. Une nouvelle tête avec une mémoire défragmentée, un passé compressé, replié, comme une feuille de papier sur laquelle un père tente de transmettre une recette, pour donner un sens à la vie, malgré tout.

Elle quitte le casque chauffant. De la poche entrouverte sur son sein gauche, elle sort les écouteurs, les fixe dans ses oreilles et les relie à la musique. Juste pour écouter encore et peut-être comprendre la chanson de Boris Vian. Et le dernier message de son père.

Au carré des officiers, ses coéquipiers ne remarqueront pas ses larmes. Elle les a essuyées d’un revers de manche, et l’étoffe de l’uniforme les a bues.

Soudain, elle se souvient de la bouteille que son père sabre et des flûtes qui trinquent et de la manière dont son parrain a conclu le dernier repas d’anniversaire qu’ils ont partagé : « Avec du Vian et du fromage, la vie a des ailes ! ». Comme eux, elle rit, comme eux…

Dans son utérus, la petite fille à naître glisse ses pouces à peine formés sous ses aisselles. Comme si ces doigts, opposables aux autres, refusaient déjà d’ouvrir une soute pour déclencher une tempête. Peut-être.

Fin

Le Prix 2016 Mode d’Emploi

Sélectionnez parmi les 17 nouvelles de la catégorie Adultes du Concours organisé par les Rencontres Aéronautiques et Spatiales de Gimont, les 5 meilleures selon vous.

Le thème :
– « Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! »

Les critères de notation :
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– Construction et cohérence du récit
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– Maitrise de la langue, qualité littéraire de l’écriture

La notation :
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Votre Top 5 :
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Palmarès :
– Il sera rendu public le 1er octobre 2016 à Gimont (Gers) à l’occasion de la 12ème édition des Rencontres Aéronautiques et Spatiales de Gimont (30 septembre – 2 octobre 2016).

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